Douceur d'un après-midi coloré

Ce jour là il faisait un peu plus chaud que les autres jours. Mais lorsqu’il fait « un peu plus chaud que les autres jours » à Itiaï c’est seulement parce que quelques nuages sont apparus et qu’entre eux une éclaircie montre le bout de son nez, rien de plus. Il y avait donc un vent frais qui balayait le visage d’Asavakit Iri. En ce début d’après-midi, le garçon avait décidé d’aller se promener dans les jardins. Il marchait tranquillement dans l’allée formée par des arbres qui laissaient voltiger leurs feuilles mortes selon l’humeur du vent. Il se sentait comme un oiseau et il souriait. Il se mit à fredonner une légère mélodie.

J’aurais aimé connaitre ces jolies fleurs
Celles dont tout le monde parle
Celles dont tout le monde rêve
J’aurais aimé connaitre le vrai bonheur
Celui dont tout le monde parle
Celui dont tout le monde rêve
Mais ici il n’y a que des arbres
Ceux dont tout le monde parle
Mais dont personne ne rêve

Puis il enchaina en répétant ces paroles comme si c’était une mélodie gaie que tout le monde connaissait.
Sans s’arrêter de chanter, il s’arrêta au bord de l’allée, sous un arbre, posa sa couverture bleue sur le sol et s’assit sur celle-ci. Il sortit de la poche de son pantalon sale et déchiré deux pastels, un bleu et un dans les rouges bordeaux. C’était un vieil homme, sûrement mort en ce jour, qui lui avait offert lorsqu’il était beaucoup plus jeune. Il attrapa non loin de lui une feuille d’arbre, celle qui lui parut la plus grande au touché. Et il baissa la tête. Il regarda discrètement si du monde était présent. Comme seul quelques villageois se promenaient sans faire attention à lui, il ouvrit les yeux. Et il contempla les arbres avant de refermer ses beaux yeux bleus. Une moue boudeuse se dessina alors sur son visage et il stoppa de fredonner la douce et joyeuse mélodie qu’il était encore en train de chanter.

Au bout de quelques secondes, il commença à frôler la feuille d’arbre avec son pastel bleue sans jamais la toucher. En ne faisait que l’effleurer il dessinait dans son esprit avant de rendre concert son dessin. Il posa son pastel bleu à côté de lui et prit le rouge pour faire de même, il traçait des traits près de sa feuille mais ne les matérialisait toujours pas.

Il choisit enfin d’autres mots pour les mettre sur sa mélodie, toujours le même air gai.

Puisque le monde est si triste, si sale
Je l’inventerai, et vous verrai, cette allée royale
Oui, vous la verrai devenir plus sentimental

Son pastel rouge toucha finalement la feuille d’arbre, et glissa sur celle-ci. Des formes ne ressemblant à rien de connu naquirent sur la feuille qu’il avait choisie parmi toutes celles qui volaient autour de lui. Il prit alors son pastel bleu, et il colora, changea de pastel, glissa encore et encore sur la feuille abimée sans jamais la déchirer. Et c’est sous les mouvements de son poignet que de jolies fleurs commencèrent à prendre vie. Elles étaient rouges et bleues mais on avait l’impression d’un infini de colories qui venait émerveiller cette feuille d’arbre morte.

On dit souvent que la politique ronge les personnes qui s'y livrent et les dévore en les coupant du monde. Sirilatie avait souvent cette impression. Après tout, n'avait-elle pas le lourd rôle de Reine du Itiaï, la Ville coupée en deux ? N'était-elle pas la personne dont on voulait la tête dans l'Autre Partie ? N'était-elle pas la personne responsable de tout ce qui se passait dans la Ville ? N'était-elle pas celle qui disait : "Ce sera comme ça !" en acceptant toutes les responsabilités et toutes les critiques qui en découleront ? Oui, vraiment, des fois, la Reine se sentait lessivée, écrasée par le poids de toutes ses responsabilités. Elle était jeune encore encore, 18 étés et pourtant tant de choses reposaient sur elle qu'elle avait l'impression d'avoir cent ans.
Aujourd'hui, elle travaillait sur un dossier traitant de l'économie et des problèmes du prix du blé. Beaucoup de champs étaient dans sa Partie mais beaucoup de commerçants étaient dans l'Autre. Sa population mourait de faim en attendant. L'Opposition ne pouvait-elle donc pas se rendre compte de ce qui se passait ?! Non ! Ils étaient bien trop inconscients dans leur Tour, enfermés dans leur rage à son égard, loin de toute réalité économique ! Kaleb était parti avec Iiray pour motiver une énième fois l'Armée. Enfin, c'est ce qu'ils disaient : en réalité, ils fuyaient sa tristesse et sa colère, elle le sentait si bien.

La Reine posa son coude sur son Bureau et son menton dans sa paume ouverte et jeta un regard par la fenêtre. Au dehors, une belle journée se déroulait. Combien de citoyens profitaient de cette journée dans l'innocence et la confiance dans le futur ? Le ciel s'était éclairci et le neige avait un peu fondu sur le sol. C'était une si belle journée. Une trop belle journée, décida Sirilatie et elle referma son dossier. Elle y travaillerait ce soir et sortit. Dans les couloirs, quelques Domestiques circulaient pour accourir aux besoins du palais et de ses habitants. La Reine interpella une jeune fille au visage constellé de tâches de rousseurs et lui demanda de lui apporter deux peaux de bête de de descendre avec elle aux Jardins.
En effet, c'était bien là que la Reine se rendait : aux Jardins, son lieu préféré. Un véritable lieu de calme, de recueillement et de douceur. Cela faisait surgir en elle de nombreux souvenirs de ces paisibles années passées au Temple. A l'époque, elle honorait les Dieux avec toute son âme et ne pensait pas qu'un jour, des milliers de personnes pourraient être à sa charge. Elle avait elle-même fait arranger l'agencement des arbres et des rares fleurs qui y poussaient pour que son plaisir soit plus total. Elle aimait s'y asseoir et regarder les plantes, le ciel, réfléchir, rêver, laisser son esprit vagabonder et rebondir sur tous les petits détails qu'elle connaissait si bien. Elle y allait d'ailleurs souvent seule, comme pour se ressourcer.
Sirilatie s'y rendit pieds nus, comme à son habitude, dans une longue robe très large d'un bleu très clair, nuancé de mauve dont les manches, tout aussi larges laissaient deviner ses poignets et ses avant-bras. La Reine n'avait pas pour habitude de se vêtir en grandes pompes quand elle ne recevait pas et devait travailler ou se reposer. Ses cheveux qui commençaient à cascader sous son postérieur étaient libres et créaient une jolie nuance de bleu avec sa robe. Sa couturière faisait vraiment un travail remarquable !
La jeune fille revint bientôt avec les deux fourrures et la suivit dans le Jardin. L'air frais les assaillit toutes les deux, mais la brise était très douce pour le Itiaï et Sirilatie ferma les yeux un instant pour l'apprécier. La Reine, au contact de la Nature, redevenait une jeune femme avide de beauté.

Mais quelque chose attira son attention. Ou plutôt quelqu'un. C'était plutôt normal : elle autorisait tout le monde a entrer dans son Jardin : il fallait que tout le monde puisse admirer les plantes et la sérénité que la Nature pouvait nous apporter.
L'inconnu, aujourd'hui était un petit garçon, pas bien vieux, tout seul parmi les plantes, assis sur une couverture bleue - un joli bleu qui plut tout de suite à la Reine- et dessinait en chantonnant. A sa voix juste bien que murmurée, Sirilatie put deviner qu'il était artiste. Sa présence lui plut : un peu de calme dans ce monde de brutes, un peu d'innocence parmi cette guerre.
Sans un mot, Sirilatie ordonna à la jeune fille de poser une peau de bête sur le sol près de la couverture de l'enfant : elle s'assit dessus et enroula ses épaules et de l'autre : elle n'était pas totalement insensible au froid, puis elle congédia la jeune fille et resta seule aux côtés de l'enfant. Cela ne la dérangeait pas de partager son instant de paix avec cet enfant. D'ailleurs, elle n'était pas vraiment du genre à paraître comme une Reine tyrannique et inhumaine devant ses sujets. Elle croyait au contraire que montrer sa part d'humanité aiderait ses sujets à avoir confiance en elle.

Cependant, en ce moment-même, elle n'était plus la Reine-Fleuve, elle était simplement Sirilatie, une jeune fille de dix-huit étés qui venait en cette belle journée profiter des Jardins, de la vue des arbres, des fleurs, des pastels du jeune garçon à ses côtés.

- N'aie pas peur, murmura-t-elle, d'une voix très douce qui la surprit elle-même. Ton chant est magnifique. Que fais-tu donc esseulé par ici ?

Elle replia ses genoux sous elle et les encercla de son bras droit, sans quitter des yeux les plantes : elle n'avait pas besoin de voir le garçon pour savoir ce qu'il faisait et quelles étaient ses réactions. Peu importaient les identités, seul le rêve et la beauté importaient dans de tels instants.