La Reine s'entraîne !

Iiray était exténuée, du moins de sa journée. Ce n’était pas une journée pour sortir, d’ailleurs ça l’était rarement, mais comme on le dit si bien, on ne peut pas chasser le naturel.
Pour l’heure, Iiray se faisait sa séance de réprimandes intérieures, cette sale habitude de vouloir sortir en ville à tout bout de champ, elle essayait de se convaincre qu’elle n’en avait pas besoin, que sa place était au château et les raisons étaient si nombreuses. Mais avant même qu’elle ne s’en rende compte, elle enfilait des bottes, une capuche, attrapait de la suie dans la première cheminée qu’elle croisait avant de s’en embourber les cheveux, pour enfin atteindre la ville. Cette fameuse ligne l’avait depuis longtemps intriguée, d’autant plus par l’intérêt que porte sa sœur sur cette chose qu’elle qualifierait sans mal « d’atrocité ».
Elle s’était posée de son côté, l’avait contemplé en compagnie d’un clochard…ou d’un ivrogne qui s’était réveillé dans la rue…ou les deux, qu’importe, cet homme était son ami du jour car quand elle lui a demandé son avis sur cette ligne, ce dernier lui avait juste répondu qu’il s’en contrefichait. Force était de constater que son avis était partagé par le bas peuple qui s’en allait de ci de là, d’un côté puis de l’autre de la ligne sans y prêter attention, il fallait bien vivre avec.
Iiray, après l’avoir donc traversé, compris. La ligne n’est que politique. Car pour certains habitants qui vivaient au jour le jour, la ville est restée la même, le marché est de ce côté, la belle boulangère par ici, de l’autre côté le cimetière où est enterrée l’ancienne violoniste, et là bas le marchand noir de peau qui a une horrible balafre à la figure…Non, le monde restait inchangé pour le moment. Ce qu’il fallait redouter, c’est que les gens déménagent, que l’ont construise d’un côté ce qui se trouve de l’autre, et qu’au final on se retrouve avec deux villes non pas séparées par une ligne, mais un mur…
Après son petit moment mélancolique à réfléchir, adossée à un mur en compagnie d’un vieil homme entrain de scruter la moindre goutte restant au fond de sa bouteille de verre, Iiray se décida enfin à rentrer.

Peu importe où elle allait, ses pas la ramèneraient toujours chez elle, c’est une idée qui la rassurait malgré tout. Un jour il faudrait qu’elle avoue à sa sœur ses escapades incongrues dans la ville, si elle n’était pas déjà au courant… Elles n’avaient pas réellement eu le temps de ressasser le passé, ni de ce qu’elles avaient manqué l’une et l’autre de leurs vies. Même si il n’était pas bien difficile de deviner.
Ni vue, ni connue, sans se faire repérer ni de ses soldats, ni de ses domestiques, Iiray s’était glissée dans sa chambre. Connaître le château comme le fond de sa poche lui garantissait une certaine tranquillité, rien ne lui était inconnu, l’heure d’activité des serviteurs et des cuisines, des rondes quotidiennes des femmes de ménage, de patrouille des soldats. Tout comme l’apparence du château, il y avait toujours la la tâche de graisse sur le mur au fond du couloir menant aux quartiers est, celle de moisissure de ce côté, quand à ce tableau là il attirait toujours la poussière comme le miel attire les mouches, sans parler de la rayure présente sur une des portes menant directement au bureau du roi où sa pauvre sœur doit accomplir sa tâche en ce moment même…
Après s’être rincée et séchée difficilement les cheveux, le temps peu clément ne le facilitait pas, Iiray entreprit de descendre à la salle d’arme accomplir sa tâche à elle. Crier sur l’incompétence des nouvelles recrues, pousser les gardes vieillissant mal, ou ceux dont la graisse remplaçait peu à peu les muscles à tuer toute leur énergie à l’entrainement, en combat, en provoquer quelques uns, si possible les meilleurs en attendant que la salle soit pleinement emplie de l’odeur de la sueur et de l’effort pour au final inviter tout le monde à boire un coup avant d’aller se coucher.

Ses divagations furent arrêtées nettes par un coup de feu…un doux chant de Beretta à ne pas s’y tromper, à ceci près que son maestro devait être sourd d’une oreille et avoir un bavard lui criant dans l’autre…Iiray se jurait d’aller mettre une bonne correction au soldat qui faisait cet affront à elle et à toute la Garde, quand elle vit un doux reflet bleu apaiser sa conscience. Elle se mit à sourire, ce n’était pas un soldat, c’était sa petite sœur.
Décidément, elle était belle et bien sans espoir, malgré les entrainements ratés qu’elle-même et Kaleb lui avaient donné, elle s’évertuait à revenir… Sans compter que la dernière fois, elle s’est faite remonter les bretelles par ce cher Vizir à cause de l’état des mains de sa sœur. Bien entendu, quand Iiray faisait un entrainement sérieux ce n’était pas aux ampoules qu’elle s’arrêtait, mais quand le sang coulait des mains, de telle sorte à ce qu’on ne puisse plus tenir correctement son arme même avec la plus ferme des volontés.

L’idiote, elle avait alors oublié qu’il s’agissait de sa sœur, non d’un soldat. Comment allait-elle s’y prendre cette fois pour que sa sœur touche la cible ? A cette perspective Iiray souriait, ça n’allait pas être du gâteau.
Sa petite sœur se retourne. Iiray s’approcha d’elle, heureusement que Sirilatie ne s’entrainaient pas aux armes tranchantes, Iiray n’était pas en tenue. Elle portait un gilet à manche longue d’un blanc cassé à reliures brunes ainsi que le pantalon assorti, les pans larges et serré au niveau du bassin, parfait pour se mouvoir tel que les appréciait Iiray. Ses cheveux négligemment retenus en arrière par un chignon. Au diable la classe ! Elle était venue ici dans le but de se battre avant tout.

_ Pour sûr, ce gars n’aura aucune chance s’il a des alliés autour de lui. Taquina Iiray. Mais juste au cas où tu aurais l’intention de toucher cette cible, juste au cas où hein, tu devrais détendre ton bras, si tes muscles sont crispés tu n’emmèneras jamais la balle où tu veux. D’abord tu vises, tu souffles pour te détendre, tu re-vises encore une fois ! Et enfin tu appuies sur la gâchette. Ne retiens le mouvement de recul qu’au début pour que la balle ne change pas de trajectoire, puis laisse toi emporter après. Ça peut sembler impressionnant mais l’important c’est que la cible soit atteinte. Et si tu n’y arrives toujours pas, essai avec les deux mains…Ne me regarde pas comme ça ! Même les plus valeureux ont commencé comme page à tenir un flingue à deux mains ! Se défendit-elle devant le regard désapprobateur de sa sœur.

Sirilatie avait toujours du mal à se rappeler qu'elle était la Reine du ItiaÎ à côté d'Iiray, sa soeur.
Disons que sous les conseils et l'air contrit de la jeune femme aux cheveux rouges, elle retrouvait nettement sa place de jeune fille et de petite soeur. La franchise d'Iiray n'avait rien à voir avec les paroles mièvres et doucereuses des gens de la Cour. C'était pour cela que, même si elle se faisait remonter les brettelles parce qu'elle n'y arriverait décidément jamais avec les armes, elle était contente d'être à côté de sa soeur. De plus, elle ne l'avait pas vue de la journée. La jeune femme tenait à sa liberté et ne rendait jamais de comptes à personnes. Une liberté que Sirilatie lui avait souvent enviée mais qu'elle savait très bien qu'elle ne saurait jamais assurer toutes les conséquences comme sa soeur le faisait.
A bien y réfléchir, elles avaient chacune hérité d'un côté de leur défunt père : Iiray de ses cheveux rouges, son don pour les armes et son refus des codes qui ne l'arrangeaient pas et elle, Sirilatie, plutôt de sa droitesse et de son amour du peuple. Cela arracha un léger sourire à la jeune femme.

Sourire qui disparut bien vite quand elle entendit les réprimandes de sa soeur. Déjà que Sirilatie se considérait, elle-même comme une gourde avec une arme entre les mains, elle ne voulait même pas connaître le profond désespoir qu'avait sa soeur en la regardant. Mais elle décida de suivre ses conseils et de ne pas laisser tomber aussi vite. Kaleb n'étant pas là, elle pourrait s'entraîner sous les conseils d'Iiray seulement. Elle aimait beaucoup Kaleb, mais celui-ci avait tendance a trop la protéger quand on en venait aux armes. Iiray le faisait aussi... Mais de façon plus discrète et plus nuancée.

- Mais juste au cas où tu aurais l’intention de toucher cette cible, juste au cas où hein.

Cette remarque lui arracha un petit sourire :

- C'est mon intention de départ, oui...

La jeune femme aux cheveux bleus se tourna à nouveau vers sa cible et reprit le pistolet qu'elle avait posé sur le stand de tir. La douleur s'était déjà attenuée et elle se sentait prête à reprendre sur les conseils de sa soeur. Peut-on trouver meilleur mentor qu'une soeur à la tête de l'Armée de la ville.

- tu devrais détendre ton bras, si tes muscles sont crispés tu n’emmèneras jamais la balle où tu veux. D’abord tu vises, tu souffles pour te détendre, tu re-vises encore une fois !

Sirilatie lui souffla un "O.K." et s'executa. La jeune femme tendit les bras vers la cible, le Beretta dans ses mains. Elle se posa un instant pour essayer de détendre les muscles de ses bras. Mine de rien, un petit pistolet pouvait être lourd si on le tenait à bout de bras trop longtemps. La jeune Reine visa sur les conseils d'Iiray. Elle visa la tête. La tête, lieu de toutes les machinations machiavéliques qui pouvaient se dérouler sur cette terre. Elle souffla et, comme ses bras s'étaient à nouveau abaissés, elle les remonta pour viser à nouveau.

- Et enfin tu appuies sur la gâchette.

Sirilatie appuya sur le chien du pistolet dès qu'Iiray eut finit son discours. Ne retenir le recul qu'une fois la balle partie. S'il le fallait, essayer avec les deux mains. Etrange, les tireurs qu'elle avait vus, Iiray inclue, tiraient tous avec une seule main, comme si leur arme était le prolongement de leur bras. Ça avait l'air si facile, si naturel chez ces personnes-là ! Elle n'osait imaginer le nombre d'heures qu'ils avaient du passer comme elle, devant les cibles. Mais avec un peu plus de talent, sans doute.
La Reine banda les muscles quand la balle partit, puis, elle se laissa entraîner, comme sa soeur lui avait dit par le recul. Ce n'était qu'un Beretta, le recul n'était donc pas si fort, mais la jeune femme ouvrit de grands yeux impressionnée par cette force. Elle se retint même de faire un pas en arrière. Cela aurait sans doute modifié la trajectoire de la balle et elle n'aurait pas pu atteindre sa cible.
Quand elle reprit ses esprits, Sirilatie regarda l'endroit où la balle était allée se ficher : pas exactement là où elle l'avait prévu, mais bien plus proche que les premières balles. Si la cible avait été un vrai être humain, la balle aurait sans doute traversé la tête, en entrant au-dessus de l'oeil droit. C'était bien mieux que ses premiers essais.

Elle posa donc le pistolet, sentant ses bras protester contre le poids de celui-ci et remit quelques mèches rebelles derrière ses oreilles. Son regard alla chercher celui de sa soeur qu'elle était sûre de trouver. Un léger sourire traversa ses lèvres :

- Dis-toi que c'est beaucoup mieux que ce que j'ai fais avant, même si je ne suis pas encore digne de prendre place dans ma propre armée, fit-elle en riant.

Kaleb et beaucoup d'autres lui avaient toujours dit d'abandonner les armes et qu'ils seraient toujours là pour la protéger. Mais en temps de guerre, pouvait-on toujours se fier aux autres, quitte à se sentir toujours vulnérable devant toutes ces armes ? Sirilatie savait qu'elle ne serait jamais une grande guerrière, mais si un jour, elle était capable de dégainer un Beretta ou n'importe quelle arme, elle se sentirait plus forte, plus autonome.

Iiray observa sa sœur exécuter ses conseils. A la perfection ? Pas exactement, mais Iiray retint tout commentaire, les erreurs sont souvent meilleures éducatrices. Ah, comme elle s’y attendait de la part de sa jeune sœur, chaque geste était vérifié, revu, replacés à merveille. Il n’était pas difficile de deviner où la balle désirait se loger : dans la tête. Comme à son habitude, Sirilatie visait dans le mille, mais après tout on pouvait dire que c’était dans les gènes : on ne tergiverse pas dans la famille, on frappe là où ça fait mal une bonne fois pour toute, afin de ne pas avoir à recommencer.

Iiray restait de marbre, elle n’attendait qu’une chose, le tir, l’instant immobile, éternel, celui qui pouvait rendre dépendant l’âme faible, telle une drogue. Une impression de pouvoir illimité qui hante l’esprit et rend fou. Cet instant décidera de la réussite ou non du tir de sa jeune sœur. Loin d’être impatiente ou stressée, la femme à la chevelure de feu considérait la cible comme elle le ferait en situation réelle, un ennemi en face de soi, aucun droit à l’erreur et donc rester calme afin de ne pas avoir l’esprit embrouillé par l’adrénaline et l’instinct animal.

Bang.

Coup rapide, son retentissant, résonnant un moment dans la salle. Mais c’était un beau son cette fois ci. Iiray, alors préoccupée dans un premier temps par l’état de sa sœur, gardait les yeux sur cette dernière. Le coup l’avait faite légèrement vaciller mais rien d’alarmant finalement.
Alors Sirilatie reposa délicatement l’arme, l’air exténuée mais satisfait. Tout chez elle respirait la finesse et la délicatesse d’esprit, comme venant d’un autre monde. Oh que oui, elle venait d’un autre monde, toutes deux connurent deux vies si différentes, et pourtant. Iiray malgré toutes ses années passées aux côtés de son défunt père, Hir, a l’impression de n’avoir hérité de lui que sa flamboyante chevelure ainsi que sa force physique, deux choses qui peuvent passer facilement inaperçue fasse à sa Royale sœur. Oui, royale était le mot convenable, la force de décision, la volonté et la réflexion, tout ce qu’il fallait pour gouverner Itiaï. Parfois Iiray regrettait de ne pas avoir la qualité et la maitrise de soi que possédait sa sœur, ainsi elle aurait pu elle-même gouverner sur Itiaï, mais il en était autrement…
Sirilatie, après avoir gracieusement replacé ses quelques mèches coulant à contre-courant elle se retourna, un doux sourire aux lèvres, vers sa grande sœur.

- Dis-toi que c'est beaucoup mieux que ce que j'ai fais avant, même si je ne suis pas encore digne de prendre place dans ma propre armée.

Iiray se tourna instantanément vers la cible, une balle bien logée dans la tête, légèrement en retrait sur le côté droit. Une merveille, mais plus encore, c’était tout simplement inespéré !
Iiray ne tarda pas à rendre le sourire de sa jeune sœur, pire, elle rayonnait.

_ Sirilatie ! J’y crois pas ! Tu l’as fait ! Youhou !

Aussitôt elle se jeta dans les bras de Sirilatie, la serrant si fort qu’elle aurait pu la briser. Elle la lâcha tout aussi vite, mais elle était tellement fière qu’elle en sautillait encore sur place. La salle entière pouvait entendre la jubilation et les rires du Générale Iiray. Les deux lutteurs un peu plus loin, s’étant arrêtés pour reprendre leur souffle, regardait d’un air amusé le spectacle. Ils savaient très bien que si cela avait été l’un d’entre eux, le Générale l'aurait vaguement félicité avant de lui ordonner d’améliorer le tir médiocre qu’il venait d’accomplir, quand bien même le tir en question aurait été placé en plein milieu de la tête ou du cœur. Ce qui ne manqua pas de leur arracher un soupir, décidément le Générale Iiray aimait vraiment beaucoup sa sœur.
Pour cause, emportée dans sa joie, Iiray dansait et sautillait autour de la sereine Sirilatie puis, tout aussi subitement, elle s’arrêta, attrapant les deux mains de sa sœur, le regard encore pétillant elle lui déclara :

_ Il faut aller fêter ça ! Un sourire malicieux aux lèvres.

Faire la fête était une seconde nature chez Iiray, aussi le faisait-elle souvent avec ses gardes quand les occasions se présentaient. Mais pas seulement pour boire, c’était des moments privilégiés où l’alcool après avoir délié les langues, liait les hommes entre eux. Mais dans le cas présent ce n’était bien sûr qu’un prétexte pour passer du temps avec sa sœur. Elle ne la voyait plus de la journée, cette dernière avec ses problèmes conjugaux et l’avenir d’Itiaï passait ses journées cloitrée dans ses appartements ou son bureau.
L’éclat malicieux qui passait à ce moment là dans le regard d’Iiray, était pareil à celui d'une ami proposant à l'autre une soirée « entre filles »…Mais bien entendu, c’est d’Iiray dont il est question en ce moment…

_ On irait s’installer au balcon, poursuivit-elle, avec un peu de rhum et un tas de trucs à grignoter. Peut être que le ciel se dégagera, il a déjà été couvert toute la journée. Ou peut être qu’étant à terme, il se mettra à neiger. Dans tous les cas on pourrait assister à un beau spectacle !